Il est encore tôt. J’aime beaucoup me lever avant les autres, histoire de pouvoir prendre mon petit déjeuner tranquillement, avant que le monde n’arrive et ne pique tout le thé à la menthe. C’est bon le thé à la menthe. Avec un peu de sucre, ça prend un petit goût de miel que j’adore. Je dois avouer ne pas manger beaucoup ces derniers temps. Avec tout ce qu’il s’est passé dans les cours, et l’incertitude à propos de ma mère, je ne suis pas tout à fait certaine de retrouver l’appétit. Car, mon clan a disparut. Pouf. Perdu. Comme ça, du jour au lendemain, il n’y avait plus personne. Et moi, je me retrouve seule Pas vraiment seule. Oui, c’est vrai. Elle a raison. Il y a toujours les voix. Je ne serais jamais seule avec elles pour me guider. C’est mieux.. Mais, il ne faut pas que les gens le découvrent. Là… Là je serais dans les ennuis jusqu’au cou. Parce que, en bonne demoiselle intelligente, je sais parfaitement pourquoi j’ai des voix dans la tête. Ca s’appelle de la schizophrénie, mais c’est un peu différent en fait. Mes voix à moi, elles me poussent à être normale. Elles me permettent d’éviter qu’on découvre mon penchant pour le sang – humain de préférence – et cette façon que j’ai de leur parler et de leur répondre. Je discute avec moi-même. Ici, certains bouffent les autres. Chacun son truc.

Quoi qu’il en soit, me voilà dans la cafétéria presque vide. Je ne regarde pas vraiment les places autour de moi et je récupère ma bouilloire d’eau brûlante, une boite de sachets de thé, et un pot de sucre. Oui, juste pour moi. J’ai le temps d’en boire plusieurs avant de me lancer à l’assaut de la pièce, me dirigeant droit vers ma place, le regard fixé sur le plateau, un peu lourd, de peur de le faire tomber. Et puis, alors que j’allais le poser sur la table, je réalise qu’il y a déjà quelqu’un assit là. À cette place à laquelle je m’installe tous les jours depuis mes huit ans. Je reste figée une seconde avant de demander d’une toute petite voix Excusez-moi, j’peux m’installer ? C’est vrai quoi, même les voix ont peur de cette femme, sans qu’elles ne réussissent à comprendre pourquoi. Autant être polie.

Vachement revêche celle là. Les rumeurs sont donc vraies. mais elle n’a pas dit que tu devais partir. Oui, Voix a raison. Voix a toujours raison. Alors, je pose mon plateau. Je n’ai pas à avoir peur. Je ne dois pas avoir peur. Cette femme est dans l’institut, et s’il y a nombre de créatures qui n’ont pas réellement le sens de la protection des autres, autant dire qu’elle ne serait pas à un poste aussi haut placé… Enfin, est ce qu’elle a un poste haut placé ? Je n’en sais rien. Mais, elle est dans l’Institut, et elle n’est pas un démon. Peu m’importe ce qu’elle est. Elle ne va pas me manger. Mon regard se pose sur la pièce qui se remplit petit à petit, et je suis relativement contente d’être là, seule. Presque seule. En effet. Voix a encore raison. Il y a cette dame en face de moi. Mais, avec elle, je sais que je serais tranquille. C’est pour ça que je suis là. Alors, quand elle parle, je commence par sursauter et par la regarder, indécise sur la conduite à suivre.Réponds lui, banane.

Euh. Vachement classe comme réponse. Mon regard se baisse vers mon assiette de douceurs avant de hausser les épaules. En fait, j’aime pas manger avec mes amis. Ils sont trop bruyants. Et, ils me piquent toujours des trucs dans mon assiette. Je fais une grimace et hausse les épaules. Avec vous, je sais que je ne serais pas dérangée. Autant éviter de préciser pourquoi. Les regards surpris des gens qui s’installent bruyamment dans la pièce suffisent comme réponse non ? Je tourne la tête sur le côté et fais une grimace. Vous êtes sûr que ça ne vous dérange pas ?

Ouh, qu’elle est cassante cette dame. Je comprends mieux pourquoi personne ne passe la moindre minute non obligatoire dans sa proximité immédiate. Pour être franche, je ne suis pas sûre de savoir réellement envie de rester. Personne ne te fait bouger. Jamais. Je me crispe un instant devant la violence de Voix. Son timbre est tranchant et je ne suis, durant quelques secondes, plus capable de bouger. Elle a raison, d’un certain côté. J’ai été élevée pour devenir une conquérante, une femme forte et puissante. Si je laisse les autres me marcher sur les pieds, je ne vais pas aller bien loin ! Mon regard se fait plus ferme. Je me dois de rester là, à cette place. Jusqu’au bout. Voilà qui est mieux. L’utilisation du terme « renvoyer » me donne par contre l’impression que cette femme sort d’un lointain passé, un moment si éloigné que je ne suis pas sûre de savoir où il a commencé et où il va se terminer. Oui, parce qu’une personne du passé dans le présent, ça veut dire que ce passé n’est pas réellement terminé, non ? J’ai besoin de dormir un peu quand même, avant de venir manger. Et puis, je viens déjà bien assez tôt comme ça. Je ne vais pas prendre le temps de me lever pour l’ouverture de la cafet, venir manger et retourner dormir une heure ou deux avant les cours. Ce ne serait pas logique. Je m’appelle Bekha. Rebekha Kellen. Un sourire contrit sur mes lèvres, j’observe la dame en face de moi et avale une gorgée de thé bien chaud. J’adore ça. Vraiment. Je pourrais en boire des litres et des litres. Je ferme les yeux et laisse échapper un ronronnement de contentement. Zut. Fichue métamorphose. Est-ce que je peux vous demander pourquoi quelqu’un de votre… stature est venu enseigner dans l’Institut ?

Bibliothécaire en chef ? Ah. Bon. Je ne le savais pas. Vraiment pas. Il faut dire que je ne m’occupe pas réellement de ce qu’il se passe autour de moi. C’est pas votre stature qui est inadaptée… Je sens que je vais réellement commencer à m’enfoncer là. C’est juste que vous faites peur. Genre vraiment peur. Elle est réellement effrayante. Réellement. Genre, même Voix ne sait pas où se mettre. Même voix se tait. Littéralement. Et ça, c’est assez rare pour être noté.

Fort heureusement, elle se lève et s’éloigne après avoir lancé quelques mots qui closent la conversation. Ouf. Penaude, je me retourne vers mon repas avec un soupir de soulagement. Réellement. Je suis contente qu’elle s’éloigne de moi. Et, j’attrape mon thé pour le porter à ma bouche. Soulagée.